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La disparition de l’hippocampe

La disparition de l’hippocampe

Quand je vais écouter une création sonore, je choisis un univers dans lequel je veux me plonger. Et depuis des années que j’écoute, il y a des manières de décrire le monde que je me plais à retrouver. Des « pattes sonores », dirais-je, des façons de jouer avec le son, ses textures, sa spatialisation, pour suggérer, susciter avec pudeur et me laisser dire des choses avec mes propres mots/expériences. Quand je choisis d’aller écouter des auteurs.rices, c’est un geste volontaire de ma part que de me laisser guider par leurs sensibilités. Quand je choisis d’écouter du Christophe Rault, Kaye Mortley, Fabienne Laumonier, Chris Watson ou Chantal Dumas, des exemples parmi tant d’autres, c’est bien une envie de me retrouver dans leurs intimités sonores qui me meut. Chaque auteur.rice, chaque œuvre, a des spécificités, une unicité qui me nourrit en tant qu’écoutant et faiseur de sons. En mettant bout à bout tous ces caractères uniques, on peut alors parler d’une culture sonore. On touche alors à ce qui s’apparente à un patrimoine qui se transmet de générations en générations d’auteurs.rices, écoutant.es. Et plus ce patrimoine est pluriel et multiforme, plus celui-ci est riche et nous enrichit. Inversement, plus celui-ci se standardise, plus on peut alors parler d’appauvrissement culturel.

A contrario, je ne vais pas écouter une création d’auteurs.rices pour retrouver la couleur sonore d’un producteur ou d’un diffuseur. Quand je me mets dans la posture d’écouter une œuvre sonore, cela ne m’intéresse pas d’aller écouter un auteur.rice passé à la moulinette d’une standardisation du à des contraintes de fabrication. Je peux prendre du plaisir à écouter des émissions formatées dont les thématiques m’intéressent. Mais, je ne parle pas dans ce cas d’une création avec son caractère « unique » du à la subjectivité de l’auteur qui l’a traitée. C’est une production sonore, dont la thématique est certes traitée par un auteur.rice, mais dont la forme m’est proposée par une entité avec ses normes médiatiques. Une nuance est à apporter puisque certaines émissions productrices offrent un espace de liberté suffisant pour permettre aux auteurs.rices de développer leurs façons de raconter en son. Pour ces quelques cas trop rares, leurs lignes éditoriales résident dans le fait de pérenniser une culture sonore que plusieurs décennies de création sonore nous ont léguées.

Quand j’entends le mot patrimoine, je sous-entends presque de manière instantanée le concept de « bien commun ». Ici, notre « bien commun » serait celui d’une culture sonore protéiforme soutenue collectivement, et entre autres par les pouvoirs publics. L’enjeu peut ainsi être énoncé assez simplement : ne pas laisser s’appauvrir un bien commun culturel qui fait en plus référence à l’un de nos cinq sens majeurs, l’ouïe. On aspire tous à sauvegarder ce que l’on appellerait un « bien commun ».

Mais alors, qu’est ce qui pourrait menacer notre bien commun ? La réponse découle naturellement : un système de production et de diffusion dans lequel les unicités des auteurs.rices n’auraient plus leurs places. En ce moment, cet enjeu de préserver un espace de liberté est important si l’on fait le lien entre l’apparition d’une nouvelle industrie du podcast et les prémices de la création d’un fonds de soutien national à la création.

Si je pars de mon expérience de créateur sonore et documentariste, le facteur prépondérant est le temps. Le temps de faire connaissance avec un terrain, des personnages, le temps d’enregistrer des ambiances, se perdre volontairement dans l’univers sonore d’un environnement qui nous entoure, passer des journées à inventer des textures à partir des matières sonores captées, se laisser le temps de jouer avec la juxtaposition des plans sonores pour créer des double-sens dans sa narration, faire des pauses excessives pour laisser le cerveau fabriquer des univers oniriques dans lesquels on pourra plonger lors de sa prochaine session de montage. Ce temps est nécessaire pour la création et vital pour la santé mentale. Le créateur ou la créatrice sonore est un peu à l’image d’un hippocampe, le plus lent des poissons. Il faut lui laisser du temps pour découvrir toute sa sensibilité.

Inversement si l’on veut produire plus, plus vite, être performant, et donc gagner du temps, la meilleure recette est de proposer une standardisation de production sonore où l’on collecte des histoires personnelles pour les mettre ensuite en son avec des procédés de fabrication similaire. Exemple très concret dans les productions actuelles : une omniprésence de la voix enregistrée en studio, souvent traitée à la limite de l’autotunage publicitaire, et habillée musicalement par une composition et des effets sonores posés artificiellement.

Je suis tout à fait conscient que dans notre monde actuel, il n’y aucune chance pour que les œuvres fabriquées patiemment avec du temps survivent sans une intervention collective. Pour la petite anecdote, Macron vient de « lâcher » la bagatelle de 50 millions d’euros pour les « entreprises créatives et innovantes », comprendra qui voudra … Cette force collective ne pourra venir que de nous, auteurs.rices, producteurs.rices, écoutant-es, qui aimons faire, entendre des œuvres mûries avec un temps long. Faisons nous entendre à chaque fois que le débat peut s’ouvrir.

Que nos mondes sonores continuent de distiller leur petite musique !

Benoit Bories


Article à paraître dans le numéro "Spécial Brest" du journal apériodique "Les mangeurs de sons".